L’époque est fort troublée. Cette deuxième moitié du
18ème siècle connaît une succession de mauvaises saisons trop
pluvieuses, les récoltes sont insuffisantes, la spéculation sur les grains crée
des disettes artificielles. Le pays est épuisé par la famine : vers 1765
est réputé avoir été signé par Louis XV avec certains financiers pour maintenir
le pain à un prix élevé le « pacte de famine ». Le Royaume est
bouleversé par les jacqueries paysannes. Dans les Alpes, tant en Savoie qu’en
Dauphiné, survit le souvenir de Louis Mandrin, figure emblématique du
banditisme populaire : avant d’être intercepté et exécuté en 1755, ce chef
des « faux-sauniers » et des contrebandiers opérait en Dauphiné
et Savoie, où il avait assis sa réputation en attaquant les collecteurs
d’impôt, les fermes générales et les greniers à sel, mais en respectant autant
que faire se peut la propriété privées. Des bandes de mercenaires démobilisés
avec la fin de la guerre de sept ans en 1766 hante les forêts. Les voies de
communication sont moins sûres que jamais. Dans ce contexte, la rumeur joue un plus
grand rôle : là-bas, au Nord, véhicule la fama, il y a du travail, de
l’argent donc. Au bout de quatre ans de marche à pied et d’errance, Balthazard
Madelin approche de la Lorraine, alors Duché souverain, qui perdra
son indépendance, en 1766. Vers 1760, il s’arrête à Toul qui est depuis un
siècle une possession française. Après cette jeunesse aventureuse Balthazard
l’entreprenant est au sens strict le fondateur de la famille en Lorraine, la
souche fondamentale. Les Madelin deviendront les fidèles habitants de
cette Lorraine à peine annexée à la France. Il est plus exact d’observer que
les Savoyards se mueront très vite en Lorrains. Renforcée par de nombreux
mariages, l’assimilation est telle que la plus grande partie de la tribu ignore
ses vraies origines. Il est toujours admis de façon générale que les Madelin
sont lorrains, alors qu’ils ont depuis plusieurs générations déserté les
marches de l’Est. A partir de la deuxième moitié du 18° siècle et jusqu’à
la fin du 19°, au cours de cette période si troublée en quelques décennies, la
famille progresse par étapes, avec une certaine prudence, grimpant d’échelon
social en échelon social. A peine arrivé à Toul, notre audacieux Savoyard est
recruté comme commis chez un marchand de drap en gros, Barthélemy Châtelain.
Coup double : en effet il épouse bientôt la fille de la maison,
Jeanne, le 13 janvier 1761. Il s’assure ainsi de prendre la succession du
commerce. Sans doute épuisée par les grossesses successives, Jeanne Châtelain
meurt vers 1764. Balthazard se remarie le 27 août 1767 avec Marguerite
Lamoix. Comme les mémorialistes de la famille n’apprécient guère de genre
de remariage, à part le fait qu’elle est la fille d’un directeur d’école (de sa
paroisse, Saint-Aignan), la destinée de Marguerite reste totalement
inconnue ! La disparition prématurée de Jeanne ne change rien au statut
social de l’émigrant savoyard. Pour mieux asseoir son honorabilité, quand son
père Jean perd sa femme, en 1772, Balthazard le fait venir de Savoie pour le
prendre auprès de lui à Toul. A Toul, jusqu’en 1819, la maison Madelin est
sise rue Michatel, ancienne rue du Salvateur, au pied de la cathédrale,
aujourd’hui rue Liouville. Les lieux restent raisonnablement modestes, alors
que passé vite de la situation d’employé au statut de gendre et héritier, le
jeune commerçant devient au plan local une petite personnalité. Au point
que le 29 septembre 1768, il est élu prévôt des marchands de Toul. Réélu
jusqu’en 1780, puis nommé Premier Syndic le 29 janvier 1781. Cette fonction
correspond à celle de Président du tribunal de commerce. Selon Louis Madelin
répercutant le texte d’une lettre de son fils Jean-Baptiste, Balthazard
aurait été en outre élu maire de Toul en 1795, par acclamations, lors de la
mission effectuée par un conventionnel, Marades. "J’habitais alors
une ville dont la population était de 7 200 âmes… Marades fit convoquer
indistinctement tous les citoyens… Il proposa l’élection d’un maire, ajoutant
qu’il ne fallait avoir aucun égard ni à la science, ni aux talents distingués,
mais seulement de fixer son choix sur le plus honnête qu’on connut dans la
ville. Tout le peuple le nomma par acclamation, et cet honnête homme était mon
père. " Il se serait immédiatement démis, n’acceptant que la
fonction d’officier municipal, le 18 floréal an III. Aucun document dans
les archives de Toul ne l’atteste. Il est vrai que les archives de la ville de
Toul ont été incendiées en 1940 lors des combats contre les Allemands. Cependant
il a été exhumé des archives de famille un document essentiel. Jules, le petit
fils de Balthazard, a obtenu du maire de Toul un certificat daté eu 24 décembre
1859, attestant des fonctions occupées par Balthazard, d’abord comme
commissaire aux approvisionnements, puis, à partir du 18 floréal, comme
officier municipal, c'est-à-dire adjoint au Maire. Ces fonctions vaudront à
Balthazard d’être emprisonné sous la Terreur. Il en est ressorti…
La deuxième génération lorraine
Quand Balthazard décède en 1808, il a pu voir arriver
la deuxième génération lorraine, l’implantation semble définitive, on oublie le
nomadisme d’antan. Le ménage Madelin a deux fils, Et Jean-Baptiste, né à Toul
en le 17 octobre 1761 mort en 1835. Il est négociant en tissus comme son père.
Et Louis-Gaspard, né en 1769, mort sans descendance à vingt-deux ans en 1787.
De ce jeune homme décédé trop jeune, on ignore tout en dehors de ces dates.
Hormis qu’il a été témoin au mariage de son frère. Les informations sur
Jean-Baptiste sont maigres. On ne sait rien d’autre de lui que son
portrait physique, il est de taille moyenne pour l’époque -1 m 69- et assez
rond, pour ne pas dire replet, les circonstances de son mariage : il a été
chercher son épouse dans la petite communauté des émigrés alpins qui s’est
organisée dans cette région lorraine. C’est dans ce milieu qu’il rencontre Rose
Prat épousée le 16 janvier 1787. Originaire de Vaucouleurs, elle est
la fille du « sieur » Barthélemy Prat, commerçant en drap à Vaucouleurs,
dont il a été maire royal en 1772. Prat est lui-même venu des
Hautes-Alpes, de Villeneuve-la-Salle, un village situé au nord de Briançon, à
proximité de l’actuelle de ski station de Serre Chevalier.
|
Rose PRAT |
Les Prat étaient
consuls héréditaires du Briançonnais. Comme le veut la présentation
hagiographique de l’époque, Rose Prat apparaît comme une femme formidable. Elle
joue de la harpe, elle est le modèle achevé de la mère et de l’épouse, très
avertie en affaires auxquelles elle apporte de la prudence, de la modération
mais aussi de la netteté et de la décision. Dans ce temps, si les femmes
n’avaient pas de profession véritable, elles apparaissaient comme le pilier
dans les familles de commerçants. C’est dans cet esprit que, plus tard, elle
appuiera avec vigueur la décision de son fils Jules de transférer le commerce
de draps de Toul à Nancy. Jean-Baptiste a à son tour sept enfants : Barthélemy,
Jules 1, Rose-Catherine, Marie-Antoinette, Joseph Auguste (deux filles, Marthe
et Constance, mariée à un certain Auguste Claude dont elle a deux fils), et
enfin Mélanie, Michel et Marie-Anne. Le cas de Barthélemy, le fils aîné né le
27 juillet 1789, ne laisse pas d’intriguer : il est certes prénommé Barthélemy,
mais on ne le désigne pas autrement que par son nom de famille. Il est Madelin.
Point. Selon la coutume de l’époque il aurait dû hériter du commerce
familial. Un acte de mariage indique que Barthelemi Jean-Balthazard s’est
marié le 19 avril 1820 avec Françoise Léger, originaire de Thionville. Il est
lui aussi est négociant en draps, installé à Saint-Dié. Mais peu habile
en affaires, il abandonne vite le commerce où s’illustre en revanche
Jules. La date de son décès n’est pas connue. Romain-Auguste,
le troisième fils est né à Toul le 21 Mai 1794. Il est désigné couramment
Auguste – ou Augustin -, selon la coutume de ce temps où le vrai prénom était
masqué. Il est réputé avoir un sale caractère, très emporté, très décidé. Ne
supportait pas l’injustice. On est en pleine gloire du Consulat et de l’Empire,
l’aventure napoléonienne enflamme les jeunes esprits. Auguste est le premier
des Madelin à quitter le confort de la bourgeoisie commerçante pour embrasser le
métier des armes. Ceci malgré les regrets de son père. Il s’engage à seize
ans. A un moment où après dix ans de campagnes incessantes l’armée impériale a
un énorme besoin de cadres instruits on devient sans mal officier.
Auguste intègre l’Ecole militaire d’où il sort début 1813, incorporé
comme sous-Lieutenant au 149º régiment de ligne en formation. Le 30 Mars il
rejoint son unité en Saxe au camp de Gross Awersleben. On ne survivait pas bien
longtemps dans la troupe : il est mortellement blessé le 23 Août 1813
d’une balle au front alors qu’il participe à l’attaque d’une redoute à
Goldberg. Mais son corps n’a jamais été retrouvé. Jean-Baptiste sera lui
aussi adjoint au maire de Toul, en 1814.
La
nouvelle génération lorraine
La troisième génération lorraine est dominée par la
figure de Jules-Sébastien, que nous qualifierons de Jules Senior. Il est
le petit frère, né à Toul le 21 avril 1800. Décédé d’une crise cardiaque
le 8 décembre 1881. On doit l’associer étroitement à son épouse, Virginie
Dechiens – 1804-1867 -, la fille d’un négociant en matériaux de construction.
En 1819, avec l’approbation de sa mère, il quitte Toul, il transfère à Nancy le
commerce de drap familial, rouenneries, rue Saint-Dizier. Sa mère l’y a
vivement encouragé, si l’on en croit une lettre du 1er avril
1819 : " Ta résolution m’a fait un plaisir que je ne peux te
rendre... Nous aurons toujours du plaisir à te voir prendre goût à continuer
notre établissement... Si nous fussions restés à Toul, sûrement, aurions-nous
mangé notre avoir. Dans une grande ville, on est connu. Le peu d’affaires qui
se fait rejaillit sur tous et nous y trouverons notre part comme d’autres."
Cette vie est illustrée par le récit de Marie Bonnet (1842 ‑ 1936)
épouse d’Amédée Madelin (1835 ‑ 1906).
|
Marie Bonnet épouse de Amédée Madelin |
Laissons-lui
la parole. Sans effacer les outrances ampoulées qui alourdissent parfois le
texte. Elle commence par le récit du mariage de Jules et Virginie. Celle-ci a
séduit le jeune homme lors d’un tirage des rois, Epiphanie 1824. Jules trouve
la fève et reçoit la couronne « royale ». Sans cet heureux sort,
écrit-il "… je n’aurais pas passé sous le joug aimable et doux de la
femme charmante qui, admise à ma cour à ce moment-là est venue m’éblouir de
l’éclat de ses beaux yeux, me dépouiller de mon manteau royal et m’attacher,
comme esclave, que je demande à Dieu de traîner longtemps." Et
Marie d’enchaîner : " Le 29 septembre 1824 fut béni en
l’église St Sébastien de Nancy le mariage de Jules Madelin et Virginie
Dechiens . Cette union couronnait un sentiment très vif, qui garda le même
caractère pendant les 43 années qu’elle dura. Mme Madelin, la mère (dont
le mari avait transporté de Toul à Nancy la maison de commerce venant de son
père) avait une amie, Mme Golzard, qui possédait un jardin extra‑muros. Elle y recevait le dimanche ses amies et celles
de ses filles. Parmi ces dernières étaient les demoiselles Dechiens .
Mme Madelin y était parfois accompagnée de son fils qui par sa gaieté, ses
manières courtoises et la confiance qu’inspiraient ses vertus, avait le plus
grand succès près de ces demoiselles. Bientôt il ne manqua plus un seul
dimanche, et les jeunes demoiselles se promirent de plaisanter celle qui était
la cause visible de cette assiduité, et qui dissimulait mal ses propres
impressions. Aussi le 30 août, jour de Ste Rose, qui était la patronne de
Mme Madelin, son mari et elle allèrent demander à M. et
Mme Dechiens la main de leur fille. Ceux-ci durent l’accorder
avec joie, car il était impossible de rencontrer plus de garanties de bonheur
pour elle ".
|
Acte de Mariage de Jules et Virginie |
Et
commence une union exceptionnelle. Un mariage d’amour, ce qui n’est pas
fréquent dans ce temps-là. Et même un vrai mariage d’amour fou, transcrit dans
des centaines de lettres enflammées. Rien de la réserve habituellement
respectée à l’époque par les femmes de bonne famille. Lors du mariage, une
préoccupation domine : l’avenir financier du nouveau ménage. Les Deschiens
donnent à leur fille 10 000 F de dot, ce qui n’est pas en rapport
avec leur fortune. Mais elle est engagée dans le commerce considérable de
planches avec les Vosges tenu M. Deschiens, en particulier un grand
chantier au Pont d’Essey sur la Meurthe, ses bois lui arrivant directement par
cette rivière des scieries vosgiennes. Dans ce temps, les parents ne
donnaient généralement à leurs enfants qu’une part assez restreinte de leur
futur héritage. Celle du jeune fiancé était plus problématique et, n’ayant
que 24 ans, il n’avait pas encore de position. Bien que son père, dans l’espoir
de le voir lui succéder, l’eût initié au négoce, et lui ait même fait faire
pour cela des séjours à Lille et à Marseille, chez des amis éprouvés, Jules n’a
pu vaincre son antipathie pour ce genre d’affaires. Il se veut avant tout
un lettré, il écrit des vers, il adresse des articles aux journaux pour
commenter l’actualité. Il s’intéresse au mouvement intellectuel de la Lorraine,
à l’histoire locale, aux aspirations régionales de l’Ecole de Nancy, il
fréquente les meilleures figures nancéennes de l’époque. Il rêve d’être
magistrat, ou à la rigueur notaire, il a commencé dans les études préparatoires
au notariat, à défaut d’une carrière qui répondît mieux encore à ses goûts
élevés et délicats. Il se trouvait que le notariat était précisément l’objet
des suffrages de Mlle Deschiens ; et pourtant, c’est qui poussera son
futur mari à y renoncer.
|
Virginie Deschiens |
De part et d’autre, les parents jugèrent
impossible de fonder un foyer dans ces conditions. La maison de commerce en
gros de rouenneries et draperies que M. Madelin père tenait de ses
ancêtres était prospère ; mais lui non plus n’en pouvait distraire un
capital suffisant pour les avances qu’aurait nécessitées l’achat d’une étude,
ni pour soutenir le jeune ménage jusqu’à ce moment. Jules Madelin, tout à son
amour, oublia ses répugnances, et consentit à être associé à la maison de son
père, en attendant la retraite de celui‑ci. Ce choix
tranché, Jules dans la capitale lorraine, devient vite une véritable figure du
commerce local. A ce titre, participe à la fondation de la Chambre de Commerce
de Nancy. Juge puis Président du premier tribunal de commerce de
Nancy. Jules reprend l'affaire de son père. Témoignage de Marie : "Au
début du mariage, les occupations étaient donc en commun, mais les ménages
furent toujours séparés. Je ne sais si, dès lors, la jeune Mme Madelin,
qui n’avait que 20 ans, prêta sa collaboration à son mari, mais en tous cas,
elle ne tarda pas beaucoup ; cette collaboration intelligente, active,
inspirée par le milieu où s’était écoulée sa jeunesse, fut l’une des causes du
succès de cette entreprise, d’abord par le tact, la vigilance et l’intuition
des affaires qu’elle y apporta, mais surtout par l’encouragement, remplaçant
l’attrait qu’elle donna constamment à cet époux si chéri et si tendre"
Pour être plus précis, malgré sa grammaire défaillante, son orthographe
approximative, et même phonétique, Virginie joue un rôle décisif dans
l’évolution du commerce tenu par son mari : quand il est arrivé à Nancy,
l’affaire n’est qu’une petite boutique tissus de confection au détail. Avec les
années la boutique deviendra un commerce en gros de tissus et confection en
gros florissant, avec cinq ou six employés. Vente directe au magasin, ou
livraison à d’autres commerçants par des livreurs ou des représentants.
Jules sera particulièrement reconnaissant de ce rôle à son épouse, durant
ses voyages d’affaires, il ne cesse de lui écrire, laissant derrière lui plus
de mille lettres ! Marie sa belle-fille, insiste sur l’esprit
de Jules.
Un modèle
de probité
" Jules donna lui‑même du développement à ses affaires ; dès qu’il
y voyait son devoir, il y appliquait toutes ses facultés ; il ne recula
devant aucun labeur, ni même devant des voyages dans le Nord, à Reims, en
Normandie, qui imposaient à ce parfait ménage des séparations très
attristantes. Mais surtout, il tint à faire régner dans ses affaires un esprit
de probité poussé jusqu’au scrupule, qui peut rassurer dans ses descendants les
consciences les plus délicates, car pas un centime ne fut gagné aux dépens
d’autrui. Evidemment il ne rencontra pas toujours chez les autres une aussi
complète droiture ; plusieurs restitutions anonymes, presque toujours
transmises par un prêtre, peuvent faire supposer qu’on abusa assez souvent de
sa confiance. Mais il ne pouvait être dupé sur une large échelle, car outre
beaucoup de prudence et d’attention, il régnait dans ses livres un ordre
impeccable. Sa femme y était pour beaucoup ; elle avait l’ordre inné et le
faisait régner dans son ménage avec une aisance merveilleuse de jugement et d’exécution.
Elle ne pouvait pas y consacrer beaucoup de temps, puisque surtout dans les
absences de son mari, elle surveillait de très près les opérations
commerciales ; mais ses heures étaient disposées de telle sorte qu’elle
pouvait être aux deux choses à leur temps. Ses ordres donnés d’un côté sans que
rien ne fût oublié, elle allait de l’autre ; la rapidité de son coup d’œil
lui révélait de suite s’ils avaient été exécutés, et elle ne mettait aucune
faiblesse à les faire respecter. Aussi ne semble‑t‑il pas que la
gêne ait jamais régné au foyer ; on n’avait cependant qu’une bonne, et il
y naquit quatre enfants. Dans les premières années, la jeune mère fut souvent
secondée par sa mère et ses sœurs. Plus tard, après la mort de l’une et le
mariage des autres, elle eut la bonne fortune de rencontrer une domestique
aussi capable que dévouée qu’elle forma à toutes ses habitudes. Elle resta chez
ses maîtres plus de trente ans, et devint de la famille. On l’appelait toujours
« notre vieille Bibi » mais je crois qu’elle avait à peine trente
ans, quand on commença à se servir de cette épithète."
|
Jules Bonnet |
Jules n’oublie pas le goût du voyage qui a conduit son
père à Toul, un goût qui ne le quittera jamais, et qu’il transmettra en
héritage à sa descendance. Les Madelin n’ont jamais cessé d’arpenter la France
à une époque où l’aventure était redoutable, cette pratique ne les a pas
quitté… Au début du III° millénaire elle perdure plus que jamais. Dès
1825, nonobstant des palpitations cardiaques dont s’inquiète grandement sa femme,
Jules effectue deux fois par an le tour de France pour visiter ses
fournisseurs, les manufactures de drap. En juillet 1850, il part de l’Hôtel de
l’Europe à Nancy à bord de la diligence La Maconnaise pour un
périple qui le conduit à Dijon, Tonnerre, Châlons-sur-Saône, Lyon, Vienne,
Beaucaire, Mazamet, Paris, Dieppe, Elbeuf, Roubaix, Lille, Tourcoing, Amiens,
Reims, Paris. Pour descendre la Saône, on emprunte la coche d’eau à vapeur L’Hirondelle.
Les conditions du voyage sont pour le plus souvent très dures, les compagnons
de route peu agréables. Par exemple, il côtoie des Princesses du Sang et passe
une nuit blanche dans un hôtel à la propreté discutable. Vers la fin de ses
périples, il convainc Virginie son épouse de l’accompagne, laissant la garde de
ses enfants à sa mère. L’échange de lettres traduit l’esprit qui règne sur
le couple. Même quand Jules part en voyage d’affaires, deux fois par an,
Virginie attend qu’il la tienne au courant, étape par étape. Tournées
harassantes, que Virginie supporte encore moins bien que son mari. Crises de
larmes, neurasthénie, attente des nouvelles. Les missives de Virginie ne sont
que plaintes et jérémiades, comme l’atteste cette lettre pour le moins
enflammée du 18 février 1835. " La journée d’hier … n’a pas été
amusante. Je n’ai cessé de bailler, d’aller, de venir, dans tous les coins de
chez nous, sans pouvoir m’y trouver bien, tu n’y étais pas, mon Jules, et rien
au monde ne peut te remplacer…". Elle en vient à ne plus
supporter ses enfants pendant les absences de Jules. Il faut dire que
Virginie n’est pas la seule à trouver insupportables les absences de Jules.
Amédée, à trois ans, et toujours prêt à partir pour Paris, « pour aller
voir Papa Jules ». Adoration mutuelle, couple de grands
catholiques. Jules est extrêmement croyant. « une longue existence
toute entière consacrée à la pratique de toutes les vertus ». Il est
un membre actif de la Conférence de Saint-Vincent de Paul, qui a pour mission
de venir en aide aux déshérités. C’est un homme d’ordre, soutien actif des
royalistes depuis qu’il a connu les régimes royaux de Charles X et
Louis-Philippe. Il respecte d’ailleurs toujours les modes de cette époque. Un
temps il est même Garde national, fervent d’escrime. A 70 ans, il tire encore
au fleuret ! Il a le culte des anniversaires, des fêtes de famille, des
compliments de bonne année. Ce culte reste au demeurant un paramètre immuable
de la culture des Madelin, qu’ils soient de droit ou de gauche.
Le couple aura quatre enfants
Né en 1825, Edmond est de petite santé,
épileptique, il sera toujours été souffrant. Au fil des ans le jeune homme est
de plus en plus nerveux, son père renonce à son projet de l’occuper dans sa
maison de commerce. Suivant l’avis des médecins qui recommandent la vie au
grand air, Jules demande à son beau-frère, l’Oncle Jullien comme on l’appelle
toujours, de l’employer au Pont d’Essey, dans le chantier de planches qu’il a
repris de la famille Dechiens. La douceur de son caractère, sa conscience, son
esprit de devoir rendent Edmond utile. Cependant sa constitution ne
s’améliorant pas, on ne peut espérer pour lui un métier. Un jour, pour qu’il ne
soit pas à charge à son oncle, on renonce pour lui à ce semblant d’occupations.
Jules installe son fils à Maxéville dans une petite maison de campagne où il
jardine et lit, servi par l’ancienne bonne de ses grands-parents Madelin.
Virginie vient voir régulièrement Edmond, elle veille à son petit ménage. Et
lui va tous les dimanches après la messe déjeuner en famille et passer une
partie de l’après‑midi au milieu des siens. Il meurt à 38
ans sans descendance, en octobre 1863. Celui qui est né le second, Léon
(1826, 1832), est mort victime d’une méningite, à l’âge de six ans, mais vécut
à jamais dans le cœur de ses parents. Vient ensuite Victoire (1828,1911),
qui épousera le Dr Romain Xardel, ancêtre de la branche Xardel. Victoire
souffre toute sa vie de terribles migraines.
|
Jules et Virginie Deschiens et leur famille |
Et voici l’héritier, Amédée
|
Amédée Madeleine, magistrat |
Et voici que s’installe dans le paysage familial
Sébastien Amédée (1835-1906), le « gros Amédée », comme il est
affectueusement surnommé. Ou de façon encore plus triviale « Lolot ».
Depuis la mort de prématurée de Léon et la mise à l’écart d’Edmond, Amédée
représente l’avenir de la famille. Enfant, c’est un gros garçon, taquin avec sa
mère, rieur, polisson et même tapageur. Et même quelque peu paresseux, voire
indolent ! Ses lettres envoyées à son père depuis le collège où il est
pensionnaire témoignent de résultats scolaires médiocres. Malgré les
objurgations de son père, il ne manifeste aucun enthousiasme pour les études.
Mais il mange, ça oui ! En revanche, avec sa sœur Victoire, très
jeune il est le maître des fêtes familiales. Par exemple pour la célébration en
1841 de la Saint-Sébastien, le patron tutélaire de la famille : rafraîchissement,
diner, jeu de cartes, bal, lanterne magique, les copains rameutés. Quelques
soient les circonstances, cette évidente joie de vivre dominera le caractère
d’Amédée. Malgré des tendances neurasthéniques sa mère s’en réjouit et en
retrace les manifestations dans une lettre à son mari, 15 juillet 1850. "
Ton fils Amédée marche sur tes traces, il fait parfaitement les honneurs et il
est très aimable auprès des demoiselles ; c’est un rieur ; il fallait
bien cela pour animer la maison depuis ce matin, ce ne sont des cris, des joies
auxquelles je ne suis plus habituée ". Pas de surprise, il
est un excellent compagnon : à 12 ans, il pense toujours aux autres,
il obtient d’amener quelquefois à la maison des camarades qui, n’ayant pas de
famille à Nancy, sortent rarement et se trouvent très isolés. C’est Xavier
Meyer de Saverne, et surtout Émile Baudelot de Vanderesse aux portes de Sedan.
L’amitié Baudelot se concrétisera chez son fils Louis par un mariage…" Amédée
qui pensa toujours aux autres, sollicita la faveur d’amener quelquefois des
camarades qui, n’ayant pas de famille à Nancy, sortaient bien rarement et se
trouvaient très isolés. C’était tantôt Xavier Meyer qui était de Saverne,
tantôt Emile Baudelot dont les parents habitaient Vandresse, aux portes de
Sedan. L’hospitalité était pratiquée de père en fils dans la famille
Madelin ; les deux jeunes gens furent accueillis avec une cordialité
paternelle ; ils prirent leurs habitudes dans la maison, avec simplicité,
sans indiscrétion, et ne cherchèrent d’autres distractions que celles toutes
familiales de leur ami. Ils furent toute leur vie profondément reconnaissants à
M. et Mme Madelin, qui leur gardèrent eux‑mêmes une affection quasi paternelle. Le soir, on les
faisait souper à part, car le repas du soir ne se prenait dans la famille que
toutes les affaires terminées, et même après quelques bonsoirs portés aux
parents de l’extérieur. Quand on se mettait à table vers 9 heures, les écoliers
étaient déjà au dortoir de la Malgrange. Je ne crois pas que les jours de
sortie du frère coïncidassent souvent avec ceux de la sœur qui d’ailleurs, ces
jours-là, fréquentait beaucoup des maisons
amies. Cependant j’ai ouï dire que Emile Baudelot, en particulier, était très
galant à son égard, et lui apportait quelquefois des fleurs. Elle était d’ailleurs
plus âgée qu’eux. Une fois mariée, elle accueillit elle-même très cordialement les amis de son frère ; et
Xavier Meyer en particulier devint l’ami fidèle de toute sa maison ". Les Madelin prennent le temps d’élever
leurs enfants dans les meilleurs principes. Témoignage de Marie : "
Outre la probité, M. et Mme Madelin tenaient de la façon la plus
rigide à ce que la moralité pénétrât tout leur personnel ; tout employé
suspect était immédiatement remercié. D’ailleurs la juste réputation de leur
maison y attirait, pour y apprendre le commerce, les jeunes gens de familles
très respectables, et ils considéraient comme un double devoir de ne mettre
sous leurs yeux que d’excellents exemples. Il ne faut pas se dissimuler
toutefois qu’on ne peut, dans les conditions où se trouvait Mme Madelin,
s’adonner à l’éducation des enfants autant que certaines mères. Dans leur
premier âge pourtant elle en garda la direction ; elle les nourrissait et
leur rendait personnellement tous les soins utiles ; sauf de les accompagner
à leurs promenades, dont le but d’ailleurs était souvent le Pont d’Essey, où
l’on retrouvait des membres de la famille. Quand ils arrivaient à l’âge
d’apprendre, ils fréquentaient de petites classes recommandables. Mais ensuite
il fallut s’en séparer et leur infliger l’internat qui, du reste, était alors
un régime presque universel. Les parents, toujours d’accord en toutes choses, y
furent plus que jamais pour le choix des maisons d’éducation ; ils les
voulaient chrétiennes avant tout. Victoire Madelin, née en 1828, fut confiée aux demoiselles Maggiolo, dont le pensionnat était fort
réputé ; il n’y avait encore que très peu de couvents relevés de leurs
ruines ; plus tard, l’une de ces dévouées maîtresses s’étant fait
Religieuse dominicaine, ses sœurs ne tardèrent pas beaucoup à céder leur
pension à cette Congrégation ; elle devint le Pensionnat Ste Rose, et
« Mère St Jean » en fut la première supérieure ; mais Victoire
Madelin avait alors fini son éducation. Ses petites filles furent dans la suite
élevées dans cette maison." Jules
Madelin participe alors à une entreprise éducative qui répond parfaitement à
ses profondes convictions catholiques. La loi Falloux venait d’être votée, à
Nancy Jules a été l’un des plus membres les plus ardents des Comités militant
pour la « libéralisation » de l’enseignement. Quelques
décennies plus tard ces prises de position entraîneront son fils dans des
débats politiques si vifs qu’ils lui coûteront sa carrière de magistrat.
D'après les notes de 2008 de Philippe Madelin, journaliste
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